vendredi 2 mars 2018

#AhmetAltan écrivain turc emprisonné à #vie

Je ne reverrai jamais le monde, par Ahmet Altan
Silivri, Turquie – Ils sont assis sur un banc de deux mètres de haut. Ils portent des robes noires avec des cols rouges. Dans quelques heures, ils décideront de mon destin. Je les regarde. Par ennui, ils ont desserré leurs cravates.
Le juge en chef, assis au milieu, étend son bras droit sur le banc comme un linge humide et ses doigts s’agitent. Il a un visage long et étroit. Ses yeux sont à moitié cachés sous ses paupières gonflées. De temps en temps, il regarde son téléphone portable pour lire ses messages.
Quand l'un de mes co-accusés dit qu'il est sur le point de subir un pontage cardiaque, le juge en chef tire le micro vers lui et parle d'une voix mécanique.
«L'hôpital nous a dit qu'il n'y avait aucune circonstance empêchant votre séjour en prison».
Alors que les avocats de la défense parlent des sujets les plus cruciaux, de sa voix mécanique il ordonne: «Vous avez deux minutes. Terminez. »Je me souviens de ce que disait Elias Canetti à propos des gens de son espèce: « Etre en sécurité, en paix, en majesté, et entendre un plaidoyer alors que l’on est déterminé à faire la sourde oreille ... existe-t-il quelque chose de plus vil ?»
Pendant que les accusés et leurs avocats parlent, le juge potelé au regard oblique, à la droite du chef, se penche en arrière dans son fauteuil et lève les yeux vers le plafond. Les ondes de plaisir qui parcourent son visage suggèrent qu'il est en train de rêvasser. Le reste du temps, la tête appuyée sur sa main, il dort. Le juge assis à gauche s'active sur l'ordinateur devant lui, lisant continuellement quelque chose.
Vers midi, ils nous disent qu'ils vont se retirer pour délibérer. Nous sommes entourés de gendarmes. Ils portent un équipement RoboCop avec des plastrons noirs et des genouillères. Un gendarme nous attrape par le bras, et nous fait descendre un étroit escalier entre deux rangées de gardes.
Ils nous ont mis dans une cellule de détention provisoire carrelée, avec des barreaux métalliques. Nous sommes cinq hommes. La sixième accusée est emmenée ailleurs parce qu’elle est une femme.
La Cour suprême a examiné les preuves retenues contre nous et a statué que «personne ne pouvait être arrêté sur la base de ces preuves». Cela a rendu les journalistes qui assistent au procès optimistes. Mais pas moi.
Nous faisons nerveusement les cent pas dans la cellule. Les minutes passent, parfois vite, parfois lentement, selon le rythme de nos conversations. Quand les minutes se ralentissent, nous sentons des plaies s'ouvrir en nous. Nous nous les cachons les uns aux autres. Les minutes passées dans une cellule, dans l’attente de savoir si vous serez condamné à la prison à vie, sont une torture.
Je découvre avec un peu d'embarras des lueurs d'espoir et de rêves sous mon pessimisme. Un homme qui gèle à l'intérieur ne peut pas abandonner l'espoir et son chaud rayonnement. Dans la cellule, je me surprends à rêver : je quitte la prison, une profonde respiration, la première étreinte, des mots de joie, l'odeur du bonheur et au-dessus de moi, un vaste ciel.
Pendant que je rêvasse, trois hommes qui ont desserré leurs cravates par ennui délibèrent sur mon destin. Peut-être qu'ils ont déjà pris leur décision. Je me souviens soudain d'un passage de mon roman “Comme une blessure de sabre”, qui se déroule durant les derniers jours de l'Empire ottoman. Un de mes personnages est arrêté et attend le verdict dans une pièce.
J'ai écrit de lui: «L’écart entre le moment où le destin d'une personne changeait et le moment où elle en prenait conscience lui semblait être l'aspect le plus tragique et le plus effrayant de la vie. L'avenir devenait clair, mais la personne continuait d’espérer un autre avenir, avec d'autres attentes et d’autres rêves sans se rendre compte que l'avenir avait déjà été décidé. L'ignorance pendant cette attente était horrible, et pour lui c’était la plus grande faiblesse de l'humanité. »
Je me souviens de ces phrases et frissonne. Je suis en train de vivre ce que j'ai écrit dans un roman. Il y a des années, alors que je me promenais dans ce territoire vierge, énigmatique et brumeux où la littérature touche à la vie, j'avais rencontré mon propre destin et je ne l'avais pas reconnu. Je suis maintenant en état d'arrestation comme mon protagoniste. J'attends la décision qui déterminera mon avenir, comme lui. Ma vie imite mon roman.
Qu’ai-je écrit d'autre qui va se réaliser ? J'ai l'impression d'être entraîné dans un tourbillon où ma fiction et ma vie sont enchevêtrées, où ce qui est réel et ce qui est écrit s'imitent. Quel genre de sort avais-je choisi pour mon protagoniste ? Quel était son destin ?
Soudain, j'entends des bottes de gendarmes. "Venez," dit une voix, "la décision a été prise." Aussitôt, ça me revient : Mon protagoniste avait été condamné – c'était le destin que j'avais choisi pour lui.
Je sais que moi aussi, je serai reconnu coupable. Parce que c'est ce que j'ai écrit. Les gendarmes nous emmènent à l'étage. Nous entrons dans la salle d'audience et nous nous asseyons. Les juges entrent et revêtent les robes noires qu'ils ont laissées sur leurs chaises.
Le juge en chef, celui aux yeux cachés sous des paupières gonflées, lit la décision: "Perpétuité, sans possibilité de libération conditionnelle."
Nous allons passer le reste de notre vie seuls dans une cellule de trois mètres de long sur trois mètres de large. On sortira une heure par jour pour voir la lumière du soleil. Nous ne serons jamais graciés et nous mourrons dans une cellule de prison.
C'est ce qui a été décidé. Je tends les mains. Ils me menottent. Je ne reverrai jamais le monde. Je ne verrai jamais un ciel sans qu’il soit encadré par les murs d'une cour.
Je vais à Hadès. Je marche dans les ténèbres tel un dieu qui a écrit son propre destin. Mon protagoniste et moi disparaissons ensemble dans l'obscurité.

(Texte traduit du turc à l’anglais par son amie Yasemin Çongar, et de l’anglais au français par Anne Rochelle et Marine Armstrong/ version anglaise publiée dans le New York times, accessible ici : https://www.nytimes.com/2018/02/28/opinion/ahmet-altan-turkey-prison.html)
image : © DR
Nous allons passer le reste de notre vie seuls dans une cellule de trois mètres de long sur trois mètres de large. On sortira une heure par jour pour voir la lumière du soleil. Nous ne serons jamais graciés et nous mourrons dans une cellule de prison.
C'est ce qui a été décidé. ....
Je vais à Hadès. Je marche dans les ténèbres tel un dieu qui a écrit son propre destin. Mon protagoniste et moi disparaissons ensemble dans l'obscurité.
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